Un pouvoir en faillite face à la conscience citoyenne retrouvée

Liberté, le 27 juin 2019

Ceux qui dirigent encore aujourd’hui étaient nécessairement impliqués, alors comment peuvent-ils encore disposer du droit de gouverner et de décider de l’avenir d’un pays qu’ils avaient laissé meurtrir ? 

L’immense mouvement populaire, bizarrement appelé “hirak”, se prolonge dans un cycle qui défie le temps et irrite infiniment les décideurs actuels du pouvoir. Les uns sont heureux de le voir se perpétuer et les autres veulent en finir au plus tôt. Parti d’un seul élan pour mettre fin à un cinquième mandat pour une présidence usurpée depuis vingt ans, on en arrive à se rendre compte de la profondeur des racines d’un système de prédation de toutes les richesses du pays et de hautes trahisons. C’est maintenant le “départ” de ce dernier qui est exigé !

D’immenses leviers économiques sont aux mains des familles et amis des gouvernants de ce système. Les gros médias, TV en particulier, continuent à servir le plus fort des tenants du pouvoir, piétinant sans scrupules toute la déontologie du métier. La pratique politique a été pervertie à l’extrême et n’a épargné aucune organisation ni figure de ce qu’on appelle pompeusement “la classe politique” et la société servile n’a plus de cadre à vénérer. C’est principalement le mot d’ordre “Algérie libre et démocratique” qui exprime le plus et le mieux l’essence de ce mouvement et celui de “Trouhou ga3” (partez tous !) en est le corollaire. Les arrestations en cascade de Premiers ministres successifs, de ministres, de leurs fils, de leurs “copains” et de chefs d’entreprise véreux, les montants faramineux disparus des caisses de l’État, la lâcheté effrayante dont font preuve ces nouveaux justiciables devant les juges laissent perplexe le monde entier. 

Exit l’arrogance qu’on nous servait à chacun de leurs discours. Le refus de mettre un terme aux fonctions du chef de l’État par intérim et du Premier ministre comme demandé par des millions d’Algériens ainsi qu’à celle du chef de l’état-major de l’armée, malgré l’échec patent et évident d’une élection présidentielle sous leur coupe comme seule solution à “la crise” prouve la volonté de cet État profond de se maintenir et de se reproduire contre vents et marées. 

La seule partie visible de cet iceberg donne déjà le vertige et le bon sens commun nous pousse à des questionnements incontournables. Comment tout cela a-t-il  été possible pendant vingt ans ? N’y avait-il point d’hommes dans cet État en mesure d’alerter sur l’ampleur des dégâts et de mettre un terme à cette gabegie ? Par quels mécanismes la complicité au sein des institutions de l’État s’était-elle systématisée ? Ceux qui dirigent encore aujourd’hui étaient nécessairement impliqués, alors comment peuvent-ils encore disposer du droit de gouverner et de décider de l’avenir d’un pays qu’ils avaient laissé meurtrir ? 

Qu’est-ce qui dans la société civile n’avait pas fonctionné et pourquoi ? Pourquoi l’assassinat de Boudiaf malgré le profond et large deuil populaire n’avait-il pas généré un pareil “hirak” alors que son discours et son programme suscitaient  l’adhésion de la majorité du peuple ? Comment a-t-on pu accepter l’abandon de projets économiques stratégiques pour l’Algérie, lui faisant encore perdre vingt ans pour le seul profit d’intérêts étroits d’une caste incapable d’avoir une vision nationale des enjeux ? 

En réalité, l’amalgame introduit et maintenu à travers l’immunité dont bénéficient encore des corrompus notoires, l’arrestation de personnalités non concernées par cet odieux crime antinational et l’incrimination de ceux qui portèrent haut et dignement l’emblème amazigh est une ignoble diversion pour éviter justement que se posent dans nos consciences ces questionnements. Car c’est moins dans les réponses que dans les questions que se pose le mieux la problématique algérienne. 

Ne peut qu’avoir raison l’auteur qui révèle que l’Algérie est un pays “empêché”. Nous ne pouvons ne pas soupçonner l’intervention de puissances étrangères, en complicité avec ce système fait de prédateurs et de parasites, afin d’empêcher l’Algérie d’être à la fois le porte-drapeau et le fer de lance de l’Afrique émergente et l’exemple d’un État démocratique et moderne pour l’Afrique du Nord. Cette caste, “Içaba”, est non seulement coupable d’avoir pillé le pays mais aussi et surtout de l’avoir empêché d’émerger et d’être ce à quoi naturellement l’Histoire le prédestinait.

Une révolution pacifique, patiente, tenace et humaniste

Les années 80 n’avaient pas suffi à casser l’investissement colossal de la décennie précédente, la tentative de le mettre à genoux et de briser tous ses ressorts et potentiels par le terrorisme et l’isolement international s’est brisée face à un peuple uni et à son armée. Finalement, c’est par la corruption patiente et généralisée pratiquée depuis vingt ans qu’on pense en avoir fini avec cette perspective révolutionnaire. Ce “hirak” est une nouvelle révolution ! Elle est pacifique et patiente, elle est tenace et humaniste, elle est le présage de toutes les nouvelles révolutions dans le monde, elle est déjà un fait de modernité, elle transcende les vieilles idéologies, elle déborde des grilles traditionnelles d’analyse, elle est dans les nouveaux paradigmes qui sous-tendent l’évolution géopolitique, politique, économique, sociale, démographique, écologique et culturelle du monde d’aujourd’hui et de demain. 

C’est une révolution qui dit clairement ce dont on ne peut plus s’accommoder, elle déconstruit le système de gouvernance semaine après semaine et prend le temps de faire émerger les nouvelles forces, les organisations politiques et les femmes et les hommes qui dirigeront les transformations à venir. Elle fait tourner en ridicule les initiatives politiciennes de résidus de courants idéologiques moribonds et les gesticulations de personnalités dont le désintéressement est fort douteux dans un torrent de décantation. Elle combine magistralement les tactiques de “guerre de mouvement” et de “guerre de positions” chers à Gramsci ; elle assiège et attaque de front la citadelle du mal et pousse dans le même temps et inéluctablement vers l’éveil et l’organisation d’une nouvelle et réelle société civile indépendante de toute tutelle. 

Elle fait son siècle des lumières tout en se projetant déjà dans les révolutions sociales du troisième millénaire. C’est une révolution qui durera dans le temps et qui dévoilera son projet et ses méthodes progressivement dans une dialectique imparable. Les dangers de la contre-révolution existent et ses forces se démènent tous azimuts à l’intérieur et à l’extérieur des appareils de l’État afin de dévoyer les plus évidentes revendications du peuple et de se maintenir au pouvoir. 

Ce système ne disparaîtra pas avec ses hommes les plus visibles, mais par une refondation de l’État et de toutes ses institutions, une réforme profonde de notre économie, de l’université, de l’école, du système de formation professionnelle, etc. L’offre politique aussi doit radicalement changer, de nouvelles élites doivent émerger et aux “intellectuels organiques” de s’imposer. Ces derniers ne tomberont pas du ciel, mais seront l’émanation d’une volonté populaire, d’une nation organiquement constituée et d’une société civile faite de liberté.

Le système ne retombera que par une refondation de l’État

La tâche est ardue, d’autant que s’y combinent l’ancien et le nouveau, les vieilles formes et celles à inventer et à créer. La citoyenneté est en émergence, c’est un processus complexe qui exige son temps. Ce sont les nouvelles opportunités qu’il ne s’agit plus de reporter. Ce mouvement doit maintenir sa pression constante et son refus de compromis boiteux, probablement pendant des mois, sinon plus. Le maillon urgent à faire sauter est sans conteste le gouvernement car le pays a besoin de se remettre à fonctionner. Le choix d’un Premier ministre, homme politique et patriote ayant combattu de longue date ce système, sera déterminant à condition qu’il ait une large marge de manœuvre avec des prérogatives d’un chef de gouvernement. À ce prix et à ce moment-là, commencera “la transition”.

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