Aziez Azedine

Du mouvement au changement : Quel rôle pour l’intellectuel ?

El Watan, le 15 mai 2019

«L’avenir dépend de nous et nous ne dépendons, pour notre part, d’aucune nécessité historique.»
Karl Popper

Dans le tumulte des événements que traverse en cette période historique cruciale notre pays, le devoir de soutenir ce mouvement populaire extraordinaire par les intellectuels n’est égalé que par leur devoir de mener une vraie réflexion sur les aboutissements possibles de ce mouvement, entre les aspirations du peuple et les avatars de l’Histoire.

C’est pour cette raison qu’il est grand temps, me semble-t-il, de dépasser le stade des discours apologétiques glorifiant le «hirak», ayant pu au bout de quelques semaines seulement refonder le paysage politique et social algérien, en libérant toutes les forces et acteurs sociaux paralysés depuis plusieurs années par un régime despotique, qui a confisqué toutes les libertés des citoyens honnêtes en encourageant en contrepartie tous les comportements abominables de son réseau de malfaiteurs.

Cette avancée, si nécessaire soit-elle, demeure non suffisante pour permettre à un peuple comme le nôtre de renouer avec le chemin de la démocratie et par ricochet celui du progrès et du bonheur, comme ultime finalité de l’action politique au noble (grec ancien) du mot.

Elle est insuffisante dans la mesure où ce mouvement libérateur vise un changement crié haut et fort et brandi par tous les manifestants depuis le début de la contestation populaire. C’est ce changement alors qui mérite de faire l’objet d’analyses et de réflexions approfondies par nos intellectuels afin de pouvoir rendre un véritable hommage au peuple qui nous a tous libérés.

Cet hommage sera d’ordre pratique en ce qu’il consistera à définir les grands axes du changement souhaité par les millions d’Algériennes et d’Algériens qui sont descendus dans les rues pour exprimer leur contestation et leur refus du statu quo imposé par le régime en place. C’est ainsi qu’il incombe, à présent, à tous les intellectuels algériens (professionnels et amateurs) de passer à l’acte pour proposer les pistes à emprunter afin de retrouver la voie de la liberté et du développement, égarée depuis plusieurs décennies.

La présente contribution s’inscrit dans cet ordre d’idées et vise modestement à fructifier le débat sur l’avenir politique, économique, social et culturel que nous voudrions construire pour l’Algérie de demain.

Le changement n’étant jamais une fin en soi, il est indispensable désormais de réfléchir sur la direction à prendre après avoir fait du chemin dans le cadre de ce mouvement. Cette réflexion nous amène à poser la question cruciale du modèle de société et celui de la gouvernance que nous souhaitons établir ainsi que celle des mécanismes permettant leur mise en place.

Loin de prétendre pouvoir répondre à ces interrogations épineuses en quelques lignes, je tenterai d’apporter des éléments de ma propre réflexion sur deux points qui me paraissent les plus urgents et importants, que je formule en deux questions : quel modèle de société conviendrait-il le plus pour notre pays ? Et quel régime politique serait le mieux adapté à notre Etat ? J’essayerai d’y répondre en mettant en exergue le rôle que doit assumer l’intellectuel dans cette entreprise de longue haleine.

A/ Le modèle de société idéale à construire

Fonder une société sur un modèle prédéfini est une entreprise dogmatique par définition, dans la mesure où cette démarche recèle une volonté implicite d’imposer sur un groupe d’individus un mode d’organisation sociale dont ils ne sont convaincus ni de sa légitimité ni encore moins de son efficacité.

Les sociétés ayant été conçues selon cette vision ont atteint leurs limites de par le monde, et le mouvement contestataire auquel nous assistons dans notre pays en est l’une des illustrations les plus emblématiques de l’échec de ce genre de sociétés, que nous pouvons qualifier de «fermée» pour paraphraser le philosophe Karl Popper.

Si on se limite à l’histoire contemporaine de l’Algérie, force est de constater que notre société fut depuis l’indépendance le champ de plusieurs luttes idéologiques. Ces idéologies hétérogènes ont toutes, sans exception, essayé de s’imposer aux citoyens soit par la force de l’appareil de l’Etat pour ce qui est de l’idéologie ou des idéologies de l’élite politique gouvernante, soit à travers les mécanismes d’influence sociale et extra-sociale que se sont donnés certains groupes pour dicter leurs visions de la société comme étant le modèle à suivre par le peuple algérien afin de s’approprier son destin et bâtir son futur.

Dans les deux cas, il est clair que la volonté des individus composant la société fut marginalisée, sinon ridiculisée par des élites qui veulent à tout prix remodeler la société algérienne sur un modèle plus ou moins exotique.

Cette démarche dogmatique était malheureusement orchestrée par des intellectuels qui, par aveuglement idéologique, ne pouvaient plus voir que leurs constructions théoriques ne correspondaient nullement aux aspirations du peuple algérien. C’est à ce moment précisément qu’a eu lieu le divorce entre plèbe et intelligentsia dans le contexte algérien. Et depuis le fossé n’a cessé de se creuser davantage sous l’effet de plusieurs facteurs tant endogènes à la société qu’exogènes à celle-ci.

C’est à l’occasion de ce mouvement populaire, qui a libéré toutes les franges de la société dont les intellectuels, que ces derniers devraient enfin retisser les liens de confiance avec leurs concitoyens, et ce, à travers non seulement les discours prodiguant les louanges du «hirak», mais surtout par la contribution pratique à la construction de l’édifice de la nouvelle société algérienne, qui sera en mesure de rompre définitivement avec les anciennes méthodes de gouvernance autoritaires.

Afin de réussir cette nouvelle tâche, l’intellectuel se voit obligé désormais de se mettre au diapason du peuple. Cerner les enjeux qui animent la société, détecter les maux qui la ravagent et les menaces qui la guettent, et que les citoyens expriment tantôt implicitement tantôt explicitement, et enfin externaliser les règles de conduite, aussi bien admises que contestées, régnant en filigrane sur les rapports sociaux, c’est en tout cela que consistera dorénavant la mission principale de l’intellectuel, quel que soit son domaine d’intervention au sein du groupe.

Suivant cette nouvelle démarche qui est diamétralement opposée à celle définissant jadis, le rôle de l’intellectuel dans les société dites fermées, nous serons capables de construire une société ouverte, que le philosophe britannique K. Popper décrit comme une «société fondée sur la raison, où la volonté de l’individu peut librement s’exercer». Ainsi, c’est à chaque individu que revient le droit, sinon le devoir de s’exprimer ouvertement sur les questions relatives à l’organisation du monde social dans lequel il vit.

Des questions majeures telles que : le système éducatif adéquat pour instruire les générations futures, les tendances culturelles et scientifiques à encourager dans l’univers scolaire et estudiantin, les objectifs de la recherche scientifique à atteindre, les valeurs sociales à promouvoir, doivent désormais faire l’objet d’un débat global au sein de la société.

Cela, à travers tous les mécanismes possibles ; à commencer par la mobilisation des structures organisées de la société civile (comme les associations, les syndicats…) et les différents moyens de communication, comme les médias aussi bien classiques (presse écrite et radio-télévision) que modernes (réseaux sociaux, presse en ligne et site d’informations, etc.).

L’intellectuel, dans cette nouvelle société, pour revenir à notre point de départ, a l’obligation de saisir les véritables tendances exprimées librement par les citoyens et de les développer dans un cadre conceptuel intellectuellement solide, qui pourrait traverser les années, voire les siècles, et sera toujours conservé comme le socle des racines morales légitimant l’existence de la société algérienne et garantissant sa cohésion, tout en servant de base au système politique qui garantira sa pérennité.

B/ Le système-régime politique adéquat à choisir

Le système politique renvoie grosso modo à «l’ensemble des règles qui définissent les relations entre les gouvernants et les gouvernés dans une société donnée», il est la manière même de cette répartition des statuts juridico-politiques. Ainsi, un système politique peut être absolutiste, démocratique, autoritaire, totalitaire, etc.

La notion du régime politique désigne quant à elle, sur le plan juridique, la structuration de l’appareil de l’Etat et les liens entre ses différents pouvoirs.

C’est le revers du régime constitutionnel qui régit les relations entre les pouvoirs publics, conformément au modèle idéologique découlant du système politique en place. On parle là de régime présidentiel, parlementaire, etc.

A priori, la relation entre les deux notions semble si simple à cerner, mais rien n’en est ainsi en vérité. En effet, si le système politique en tant que représentation générale du modèle idéologique et socio-économique dominant dans une société donnée impose les règles d’organisation du pouvoir public au sein de celle-ci.

Ces mêmes règles sont inversement en mesure de déterminer certains aspects du système politique en place. Il en est ainsi pour le cas des systèmes totalitaires qui au XXe siècle ont pu renverser des démocraties. Lesquelles par leurs régimes constitutionnels et électoraux ont facilité la mise en place de tels régimes à travers l’accès des parties qui les incarnaient (vichyste et nazie) au pouvoir, sous la couverture du respect des principes démocratiques (la majorité électorale en l’occurrence).

Eu égard à cet exposé, il est clair que pour le cas de l’Algérie, la question du régime politico-juridique à choisir est plus complexe que celle du système à bâtir.

Car, pour ce dernier, l’ensemble des déclarations politiques et des textes constituants algériens ont opté dès l’indépendance pour un système démocratique, lequel est gravé jusqu’à dans la dénomination officielle de l’Etat naissant. Cependant, ce système revendiqué tant par les citoyens que par les gouvernants n’a jamais vu le jour après près de 60 ans d’indépendance. Et ce, faute d’avoir choisi un régime politique-institutionnel, qui n’est pas des plus enclins à la consolidation du système démocratique, en l’occurrence «le régime présidentiel».

En fait, le phénomène de la présidentialisation des systèmes les plus démocratiques constitue, selon l’analyse pertinente de P. Rosanvallon, un danger pour la démocratie. Si cette remarque s’applique aux Etats ayant une tradition démocratique et libérale ancrée dans la société, quelle sera la situation dans les nouvelles démocraties à l’instar de l’Algérie ? Qui demeure jusque-là en phase de gestation démocratique. Il est clair qu’un régime présidentiel dans notre système politique ne peut en aucun cas favoriser la naissance d’une démocratie réelle pour de multiples raisons.

La raison la plus importante est, à mon sens, la tendance despotique que nourrit le régime présidentiel, surtout dans une société ayant cumulé des siècles voire des millénaires d’autoritarisme multidimensionnel. Le Président élu au suffrage universel dans ce cas ne peut que se laisser séduire par les tentations de l’idée d’un règne sans partage, nonobstant son éthique personnelle et son idéologie politique. Les deux dernières décennies me semblent être un exemple édifiant en la matière.

Il semble évident, ainsi, que l’instauration d’un système démocratique en Algérie requiert sur le plan politique l’abandon du régime présidentiel en faveur d’un parlementarisme représentatif, avec certains aménagements exigés par la réalité politique de notre pays.

Il est recommandé dans ce contexte d’ouvrir un chantier immense pour réfléchir à la manière la plus adéquate qui permettra d’accommoder les principes du régime parlementaire avec la spécificité algérienne. Nos intellectuels ont une fois de plus le devoir de relever ce défi, avec une lucidité implacable afin de pouvoir répondre à deux exigences.

La première est d’ordre socio-politique. Il leur est indispensable de se mettre à l’écoute de nos concitoyens dans le cadre d’un débat public général, pour pouvoir cerner les visions de toutes les franges de la société quant à la question du régime de la gouvernance qu’elles souhaitent voir s’établir dans le futur. Puisque ce débat et les réponses qui en découlent sont la condition sine qua non de la légitimité de régime qui sera choisi en fin de compte. La seconde exigence est d’ordre technique.

Les spécialistes tels les constitutionnalistes, les sociologues et les politologues devront réaliser la double mission de formulation des règles définissant le régime parlementaire le plus représentatif de la réalité algérienne, d’un côté, et la vulgarisation de ces règles et principes afin de permettre à l’ensemble des citoyens de participer à ce débat en s’appuyant sur tous les moyens techniques disponibles.

C’est de cette manière seulement que nous pourrons aspirer à la construction d’un système démocratique où sera pratiquée, en plus de la démocratie de délégation ou d’autorisation (celle se basant sur les élections seulement), la «démocratie dite d’exercice» qui «a pour objet les qualités attendues des gouvernants, et les règles organisant leurs relations avec les gouvernés» pour reprendre les mots du professeur Rosanvallon.

Cette nouvelle démocratie garantira pour le peuple un droit de regard permanent sur la gestion de la chose publique et lui permettra d’être le vrai garant du respect des principes qu’il a lui-même édictés.

Enfin, le rôle des intellectuels est indéniable dans ce processus, comme on vient de le constater. Et c’est cette contribution pratique pour la construction d’une nouvelle société sur le modèle revendiqué par ses propres membres, et par là, la transition vers un mode de gouvernance nouveau, basé sur un système démocratique soutenu et entretenu par un parlementarisme représentatif, qui garantira aux intellectuels la place honorable qu’ils méritent au sein de la société algérienne lors de son passage du mouvement contestataire au changement constructeur d’un avenir meilleur.

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