Rachid OUAISSA
Pr À L’Université de Marburg, Allemagne

UNE ALGÉRIE NOUVELLE, ENTRE TRANSITION ET RECONFIGURATION Le hirak échappe aux théories classiques des mouvements sociaux

Liberté, le 17 février 2020

Le monde du pouvoir en place et le monde du peuple fonctionnent avec des logiques différentes et ont des visions différentes de l’Algérie. Ce sont deux mondes qui ne se connaissent pas et ne se reconnaissent pas : le pouvoir dans ses casernes et ses palais, le peuple dans les rues et les espaces publics. Le régime a le pouvoir de faire des institutions, mais ces institutions peuvent-elles vraiment exister sans la reconnaissance du peuple ?

Le pouvoir algérien et ses clients civils nous présentent l’élection présidentielle du 12 décembre 2019 comme une étape principale de la transition démocratique en Algérie. Cependant, il faut faire la différence entre la transition et la reconfiguration. La reconfiguration est une notion qui s’inspire du concept de figuration du sociologue allemand Norbert Elias, par lequel il décrit la cristallisation des relations de dépendances réciproques entre les acteurs formant des réseaux interdépendants dans lesquels l’équilibre des forces est plus ou moins instable.

La reconfiguration d’un système politique décrit donc les processus d’interactions, combinant conflit et coopération, pour tenter de rétablir ou de maintenir l’ancien ordre. Cette notion de reconfiguration décrit le fait de changer, de coopter ou d’éliminer des acteurs pour construire de nouvelles alliances.

Autrement dit, “tout changer pour que rien ne change”. Les chamboulements qui ont eu lieu au sein du pouvoir algérien depuis avril 2019, y compris la désignation nouveau Président comprise, ne sont donc qu’une reconfiguration. La transition, quant à elle, signifie le passage d’un système autoritaire à un système démocratique. Une transition démocratique entraîne l’abandon des anciennes règles du jeu politique et suscite l’apparition de nouveaux acteurs politiques. 

Selon Juan Linz, une transition est complète lorsqu’un gouvernement arrivé au pouvoir à l’issue d’un suffrage libre et universel est souverain pour générer de nouvelles politiques publiques et que les pouvoirs exécutif, législatif et judiciaire nés de la nouvelle démocratie n’ont ni à partager leurs pouvoirs respectifs ni à recevoir des instructions de groupes formels ou informels. Il est évident que chaque pays du monde a son propre processus de transition, mais le fait de constituer un État civil et démocratique au sens large du mot est un objectif commun. 

Deux leçons sont à retenir des expériences de transition en Amérique latine et en Europe de l’Est

1) En Amérique Latine, on apprend qu’on ne peut pas parler de transition quand l’appareil militaire n’est pas totalement écarté des affaires politiques et que l’armée n’est pas sous les ordres du pouvoir civil. 
2) En Europe de l’Est, on apprend qu’il n’y a pas de transition sans la dissolution totale des partis au pouvoir et leurs organisations satellites. L’Algérie, qui réunit les caractéristiques des deux régions citées, semble être un modèle autoritaire bicéphale, dont la transition nécessite un double effort. 

Bien sûr qu’en Algérie, il faut faire la différence entre le pouvoir formel et le pouvoir informel (voir l’analyse de Djamel Zenati dans El Watan intitulée Algérie : le Pacte de souveraineté, du 19 septembre 2019), mais depuis 1962, le pouvoir est assuré en Algérie par l’alliance du militaire et du parti avec ses organisations satellites et sa bureaucratie, ce qui fait que le processus de démocratisation sera doublement difficile.

À cela s’ajoutent, depuis l’ouverture économique des années 1990, des acteurs économiques compradores. L’alliance de ces trois acteurs, sous l’égide du militaire, crée ce que l’anthropologue anglais Gellner a désigné par “L’État néo-Mamlouk”. Donc pour parler de transition, trois conditions sont nécessaires : éloigner l’armée de la politique, dissoudre les partis au pouvoir ainsi que leurs organisations satellites et arracher la rente des mains du pouvoir.

Toutes les expériences à travers le monde démocratiques nous apprennent aussi que les processus de transition ne se déclenchent que si des crises économiques aiguës s’installent. Dans le cas des économies rentières comme l’Algérie, les crises de la rente entraînent non seulement des difficultés de distribution de la rente et donc les difficultés de cooptation de larges segments de la société, mais aussi des conflits internes sur la réorientation de l’économie.

C’est en ces moments de conflits et de divisions internes que se présentent les chances d’une transition. Le pouvoir se scinde en deux groupes ou clans : les partisans de la ligne dure (hardliner), qui sont attachés au maintien du régime autoritaire et les “partisans de la ligne douce” (softliner) qui croient que la libéralisation du régime est nécessaire.

Les deux groupes cherchent des alliés parmi les groupes civils. Mais il ne faut pas se faire d’illusions, les deux groupes n’ont pas d’ambitions démocratiques, ils se disputent juste sur la stratégie de comment faire perdurer le pouvoir.  Le conflit entre les différents groupes au pouvoir est devenu très visible depuis le coup d’État contre Bouteflika.

L’instrumentalisation de la justice au nom de la lutte contre la corruption, l’emprisonnement de puissants acteurs des services de sécurité et des affaires, les jugements contradictoires des tribunaux concernant les détenus d’opinion, le soutien de différents candidats (Mihoubi versus Tebboune) par différents groupes du pouvoir, les démonstrations de force dans différentes villes du pays et même les appels au dialogue et à la médiation internationale sont des signes sans équivoque des conflits internes au pouvoir.

Cela rappelle les conflits internes survenus après 1988 au sein du pouvoir. La violence et le discours sécuritaire étaient alors l’instrument de renouvellement et de restauration du pouvoir. Mais à la différence des années 1990, un troisième acteur pèse de tout son poids, c’est le hirak. Ce qui fait du conflit un conflit triangulaire entre les softliners, les hadliners et le peuple représenté par le hirak. Cet élément nouveau complique le jeu puisqu’il est imprévisible et donc, difficile à gérer.

Le hirak, un mouvement de type nouveau

Le hirak est un mouvement social de type nouveau et atypique qui échappe aux théories classiques des mouvements sociaux. En quelques mois de protestation, le hirak a, non seulement, chamboulé l’ordre politique établi depuis 1962 entre l’État et la société, mais surtout renforcé la discorde entre les clans du pouvoir.

Le hirak a, par ailleurs, réussi à réorganiser la mémoire collective de la société algérienne pour devenir ainsi précurseur d’une société nouvelle. Le hirak a provoqué ce que Frantz Fanon a qualifié de “double rupture”, la rupture avec la haine et la méfiance que le pouvoir a semées entre les Algériens et réorienté cette haine envers le pouvoir en place pour provoquer une rupture avec ce dernier.

Caractérisé par sa non-structuration et sa spontanéité, ce mouvement a pu contourner les mécanismes sécuritaires et les manipulations, ainsi que les “infiltrations” et les cooptations du régime autoritaire. Se démarquant des mouvements de protestation classiques portés par des partis politiques et organisations d’opposition, le hirak a mis le régime sur la défensive. 

Par ailleurs, l’élite politique n’a pas su non plus se redonner une légitimité en organisant des élections, vu que le mouvement rejette tout le système et ses pratiques du passé, y compris les mécanismes électoraux. Le mouvement est une forme d’actions collectives avec des répertoires de protestation nouveaux (les chants, la poésie, le théâtre de rue, la danse et l’humour) laissant fleurir la créativité individuelle et le génie populaire. À la différence des mouvements sociaux classiques, la cohésion du hirak n’est pas basée sur des intérêts individuels. 

La formation du groupe est fondée sur l’identité collective, dépassant les identités particulières, ethniques, religieuses ou régionales. Le hirak recrée l’algérianité avec sa diversité et toutes ses dimensions historiques. En récupérant les figures historiques de la Guerre de libération, en dépolitisant la religion et en criant l’amazighité du peuple algérien dans toutes les villes algériennes, le pouvoir s’est retrouvé dépourvu des narratives qui légitimaient son assise autoritaire. Le hirak a doté la société algérienne d’une identité nationale qui est le résultat d’échanges, de négociations et de communications entre les citoyens. 

L’action collective et les expériences partagées fabriquent la nouvelle conscience. De par sa nature anti-établissement et anti-hégémonique, le hirak est un mouvement social qui lutte non seulement pour la réappropriation de la structure matérielle de la production, mais aussi pour la maîtrise du développement socioéconomique, c’est-à-dire la réappropriation du temps, de l’espace et des relations dans la vie quotidienne de l’individu. Ainsi, à la différence des anciens mouvements qu’a vécus l’Algérie depuis 1962, le hirak veut promouvoir des objectifs qui transcendent les limites de classes et de régions. 

La spontanéité dote les acteurs du hirak d’une certaine autonomie et flexibilité, ce qui rend difficile au pouvoir de mettre en œuvre les mécanismes de contrôle habituels et de mesurer la force de frappe du mouvement. Ce mouvement n’a ni un leadership ni une idéologie déclarée, ce qui fait de lui un mouvement décentralisé où chaque citoyen, à travers les réseaux sociaux, se sent responsable et concerné.

La participation n’est pas liée à une hiérarchie centralisée, ce qui explique le mûrissement du peuple algérien et son rejet de la culture du zaïmisme. Sa forme fluide a rendu possible la participation de tous. Chaque citoyen peut s’introduire et proposer des mots d’ordre, mais cette spontanéité est dotée de rituels hebdomadaires à l’issue des marches des vendredis et mardis, des youyous et les bruits des “mehraz” les jeudis soir.

C’est une “spontanéité ritualisée”. Ces rituels sont devenus des formes de réponse des masses aux événements et aux décisions du pouvoir durant la semaine. Le hirak a instauré une nouvelle forme de dialogue politique entre le pouvoir et les masses protestantes, mais c’est un dialogue dans des espaces différents qui fait penser à la topologie de la ville coloniale décrite par Frantz Fanon, bâtie sur un binarisme spatial et psychologique.

L’Algérie est depuis février 2019 un monde compartimenté, coupé en deux et habité par des espèces différentes. Le monde du pouvoir en place et le monde du peuple qui fonctionnent avec des logiques différentes et qui ont des visions différentes de l’Algérie.  Ce sont deux mondes qui ne se connaissent pas et ne se reconnaissent pas : le pouvoir dans ses casernes et ses palais, le peuple dans les rues et les espaces publics.

Les institutions de l’État sont dressées contre la volonté du peuple et contre son épanouissement — le Parlement qui, de par sa nature, est censé représenter le peuple se tient bizarrement à l’écart du conflit ; l’armée qui a raté l’occasion de jouer un rôle noble a, par les actions de son défunt chef, coupé le cordon ombilical avec le peuple ; et le président, qui n’est qu’une figure de continuité du système, est le résultat d’un théâtre électoral surréaliste.

En face de cet archaïsme politique, le hirak tente de reconstruire la société qu’il veut fondée sur la tolérance, la justice et la modernité. On se retrouve devant la dialectique de Hegel du maître et de l’esclave : le régime a le pouvoir de faire des institutions, mais ces institutions peuvent-elles vraiment exister sans la reconnaissance du peuple ? Chez Hegel même le maître ne cherche qu’à être reconnu par son esclave. Désormais la non-reconnaissance est devenue la conscience du hirak. 

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