Boussad SAIM

CRISE POLITIQUE Le défi du commencement…

Liberté, le 17 juillet 2019

“Commencer est un grand mot”, Jules Lequier.

Au-delà du constat affligeant auquel nous a confrontés le cinquième mandat, se cache, en fait, un mal endémique qui, depuis l’indépendance, n’en finit pas de secouer, par ses effets pervers, le pays ; aujourd’hui se trouve dévoilée, au grand jour, la faillite du système politique dans sa globalité. Au lieu de s’adapter aux transformations de la société, le régime, comme à son habitude, a continué à faire la politique de l’autruche qui consiste, par une sorte d’aveuglement volontaire, à nier la réalité et à faire fi de l’Histoire.

Ce qui a donné lieu à un décalage énorme entre gouvernants et gouvernés au point où le régime s’est coupé totalement des citoyens. Quand un pouvoir se fige et se fossilise, il finit, à moyen ou à long terme, par éclater ou plutôt par se dévorer. Le propre de la tyrannie, comme le dit de manière convaincante Montesquieu, est de “se détruire de l’intérieur”(1) et, en toute évidence, cette règle semble bien s’appliquer à notre pays. Essayons de remonter le cours du temps pour revenir à la source du mal. Déjà, dès le congrès de Tripoli (pour ne nous en tenir qu’à ce repère historique), c’est-à-dire à l’orée de l’indépendance, les appétits du pouvoir ont commencé à s’aiguiser.

On n’a pas hésité, alors, à fouler aux pieds les principes de la Révolution en opérant un coup de force. Ali Haroun, témoin oculaire de l’époque, nous fait savoir qu’il n’y a pas eu de vote pour désigner le bureau du FLN. “La session de désignation des membres de la direction a été suspendue et n’a jamais été reprise à ce jour”(2), écrit-il avec beaucoup d’amertume. Les narcissismes primaires ayant pris le dessus dans les débats, on a cédé aux sirènes du pouvoir et, partant de là, tous les coups étaient permis, y compris les plus vils et les plus bas, au mépris de toute éthique et morale. 

Depuis, l’histoire ne fait que se répéter, malheureusement. La manière absurde, voire sordide avec laquelle on a voulu nous imposer un cinquième mandat en est la parfaite illustration. On continue ainsi à reproduire les échecs d’hier sans que l’on daigne, à aucun moment, se remettre en question. L’écrivain Abdelouahab Medeb résume très bien l’incapacité des pays anciennement colonisés à entrer réellement dans l’Histoire : “Drôle d’histoire : vingt ans d’État national malmenèrent davantage le pays que près d’un siècle de colonisation : quelle affaire !”

Il est vrai que les commencements sont toujours ce qu’il y a de plus difficile à accomplir et comme le dit à juste raison Jules Lequier, “commencer est un grand mot”(3), sachant que le commencement authentique n’est pas une mince affaire mais le résultat d’un long processus de maturation au terme duquel un État atteint ce moment décisif de son histoire où il arrive à jeter les bases fondatrices qui lui permettent de se projeter dans l’avenir. C’est dire que le vent de révolte qui souffle aujourd’hui sur le pays est le résultat de longues frustrations accumulées depuis l’indépendance, laquelle a été vidée de ses idéaux. Le mouvement (ou la Révolution ? L’avenir nous le dira) auquel nous assistons n’est qu’une conséquence logique de tous les reniements successifs dont la classe politique doit assumer aujourd’hui les résultats néfastes occasionnés à la patrie.

Un régime hors du temps

Ce mouvement doit, à présent, s’inscrire dans la durée et, pour ce faire, il importe qu’il se donne un contenu politique qui soit à la hauteur des aspirations du peuple. Il gagnerait par conséquent à être structuré, sans quoi il risquerait, au fil du temps, de s’essouffler et de perdre son efficacité car il ne suffit pas simplement de s’opposer au pouvoir et de le contester, faut-il encore être capable de proposer des alternatives. C’est là, me semble-t-il, le grand défi qui attend les acteurs de la société civile pour ne pas se voir voler leur mouvement. Il incombe à tous, en effet, de faire preuve d’une conscience politique et d’un esprit de responsabilité collective afin d’assurer une transition sans heurts ; une tâche qui s’annonce délicate car elle suppose tout un programme qui implique, en premier lieu, la mise en œuvre d’un débat à grande échelle dans lequel toutes les bonnes volontés sont appelées à s’impliquer pour apporter leurs contributions.

Il y va de l’avenir de la patrie. Il y a un moment où il devient nécessaire de dépasser le stade du cri pour penser un nouveau modèle de société résolument tourné vers la modernité car le risque de voir le mouvement populaire récupéré par les forces rétrogrades, embusquées dans l’ombre, est réel. L’heure est, donc, plus que jamais à la vigilance. Parce qu’il y a énormément d’intérêts en jeu, le pouvoir en place ne lésinera pas sur les moyens pour torpiller et faire avorter le mouvement. Pour preuve, il tente de faire passer, en sous-main, un énième plan machiavélique visant à dévoyer celui-ci de sa source. Sinon comment expliquer cette volonté sournoise qui consiste encore, avec le même entêtement, à vouloir entretenir les clivages identitaires à seul dessein de maintenir les caciques de l’ordre ancien ?

L’Algérie manque-t-elle, à ce point, de forces vives qui soient capables de décider en toute liberté de son avenir ? N’a-t-on pas, déjà, perdu assez de temps ? Avouons qu’il y a de quoi être dérouté et y perdre son nord.  Il importe, par conséquent, que les patriotes de tout bord unissent leurs efforts pour faire échec, pacifiquement s’entend, à toute velléité de récupération d’où qu’elle vienne pour éviter que le régime nous reprenne la parole et la détourne à son propre compte comme il sait si bien le faire.

Aujourd’hui, il est de notre devoir, à tous, de faire notre examen de conscience, en toute objectivité et loin de toute complaisance, sans pour autant verser dans le dénigrement systématique car nous nous apprêtons à amorcer un tournant décisif de notre destin et nous avons tous une part de responsabilité y compris l’institution militaire. Pour qui, justement, doutait et doute encore du rôle de cette dernière dans la vie politique de notre pays, pour qui continue à croire qu’elle s’en tient strictement à ses obligations constitutionnelles et qu’elle est loin de la sphère décisionnelle, comme on veut bien le faire accroire, peut être à présent totalement édifié sur la question.

La primauté du politique sur le militaire, posée lors du Congrès de la Soummam, en principe régulateur du fonctionnement démocratique de l’État, est restée un vœu pieux. On ne peut pas en effet dire, d’un côté, qu’on n’a pas d’ambitions politiques et, d’un autre côté, chercher à imposer un président selon ses obédiences idéologiques. Sinon pourquoi toutes ces tergiversations ? Il y a quelque chose qui ne tourne pas rond. Quand on continue à parler, par ailleurs, de “nationaliste” et de “novembriste”, avec un paternalisme à peine voilé, on laisse volontairement sous-entendre que d’autres ne le sont pas.

Et l’on retombe dans l’ère – mais l’a-t-on jamais quittée ? — des vindictes staliniennes qui consiste à diviser le peuple, en “famille révolutionnaire” et en “famille non révolutionnaire”, en patriotes et en renégats, en amis et en ennemis, et que sais-je encore. Cette politique, ô combien pernicieuse et sournoise dont a usé savamment le régime, par le passé, pour se perpétuer au pouvoir, faut-il le rappeler, a entravé pendant longtemps le fonctionnement de la société en l’installant dans une logique de confrontation.

Le patriotisme, que je préfère de loin au nationalisme, synonyme d’exclusion, ne se décrète pas. Ce n’est pas un titre que l’on se donne ou dont on s’auréole pour “paraître” sous des apparences trompeuses, mais c’est d’abord une façon d’être authentique, sincère, un don de soi à la limite désintéressé. “Le paraître, écrit à ce propos Vladimir Jankélévitch, donne à l’être l’éclat, mais ce n’est pas lui qui fait l’être ; le paraître ne rend pas juste la justice, ni raisonnable la raison, ni vraie la vérité, il fait seulement qu’elles en aient l’air et la réputation, et que tout le monde les reconnaisse pour telles” (5). 

On n’est pas étonné de voir, alors, que ceux qui par le passé nous abreuvaient quotidiennement de nationalisme sont ceux-là mêmes qui, aujourd’hui, ont mené le pays à la ruine. De grâce, si l’on se revendique de la Révolution, il est temps d’en finir avec ce langage suranné. Je ne pense pas que cela puisse servir notre pays, outre mesure, au moment où nous avons besoin, avant tout, de cultiver le “vivre-ensemble”. Si l’institution militaire veut, donc, être crédible dans son discours, il lui faut donner un sens à ce qu’elle dit en faisant une rupture réelle avec l’ancien régime et ne pas chercher à maintenir le statu quo. 

Le patriotisme ne se décrète pas

Le peuple algérien n’est pas amnésique et n’a pas la mémoire courte. Il sait pertinemment que l’institution militaire a de tout temps cautionné et soutenu, souvent contre le peuple, le régime en place. Les évènements d’octobre 88 et ceux d’avril 1980 et de 2001 en Kabylie sont là pour le prouver. Il n’y a pas trop longtemps encore, on s’évertuait à soutenir farouchement le cinquième mandat et les suppôts d’un régime que l’on voue aujourd’hui paradoxalement aux gémonies. Alors, quand on voit que l’on fustige à présent la corruption, on ne peut évidemment qu’applaudir des deux mains ; sauf que l’on ne peut s’empêcher d’être sceptique parce qu’on est en droit de se demander où était l’institution militaire avant le 22 février.  Car, faut-il encore le rappeler, on n’a pas affaire, là, à un phénomène nouveau.

La vérité est que l’institution militaire a toujours couvé le régime pour ne pas dire qu’elle l’a encouragé. Elle en a été même partie prenante au moment où ce dernier était décrié de partout. Si le régime doit, donc, aller au bout de sa logique, je crains qu’il soit obligé de se juger lui-même. Le risque d’ouvrir la boîte de Pandore est, alors, grand parce que malheureusement, dans cette époque de corruption souveraine, il est difficile de trouver des exceptions à la règle tant le mal a fini par gangrener toute la société.

C’est dire que le mal est profond ; cela dit, on n’a pas intérêt à fragiliser davantage le pays. Que l’on opte pour la solution constitutionnelle ou non, à la limite, cela peut être sujet à débat. Mais que l’on ne nous dise pas que l’on s’attache à la sacralité de la Constitution car celle-ci a été maintes fois bafouée aux yeux et au su de tout le monde sans que cela n’offusque personne. C’est pourquoi on est en droit de soupçonner ceux, qui, aujourd’hui, veulent mettre en avant les proportions alarmantes de la corruption de faire diversion.

Car, à supposer, comme on veut bien le faire croire que la justice soit désormais indépendante, ­— et mon Dieu quoi de plus réjouissant ! — dans ce cas, au lieu de juger le vaillant moudjahid Lakhdar Bouregaâ pour avoir émis son opinion et soutenu le mouvement populaire, elle aurait fait mieux de convoquer, ne serait-ce que pour un procès symbolique (vu son état de santé), l’ancien président de la République, lui qui, rappelons-nous, dès son arrivée, a tenu à régner en maître en revendiquant à cor et à cri un régime présidentiel où il a tenu à s’arroger pour ainsi dire tous les pouvoirs.

Et ce n’est un secret pour personne, tous ceux qui défilent aujourd’hui dans les tribunaux agissaient au nom du président. Si justice il doit donc y avoir — et il faut bien qu’il y en ait une enfin ! — elle doit, donc, s’appliquer à tous sans distinction aucune. Tout ceci pour dire que notre responsabilité est commune et que pour aller vraiment de l’avant, nous devons avoir le courage politique de reconnaître nos errements dans le passé et cela n’est nullement une faiblesse ; bien au contraire, pour peu que l’on assume nos fautes, nous pouvons en faire des atouts qui nous permettront, à coup sûr, d’envisager l’avenir avec plus de lucidité, loin de toute démagogie et alors l’Algérie n’en sortira que grandie et plus forte.

Pour cela, il importe déjà de réinventer l’esprit juste de la politique. Nous avons vu, en effet, comment sous l’ère du président Bouteflika, le fait politique a été pour ainsi dire avili, extorqué de son sens et réduit à une pure manigance où l’on s’adonne à des manœuvres pour le moins honteuses. On en est arrivé à oublier que la politique comme l’écrit si bien Michel Henry est en principe “une visée qui illumine tout ce qu’elle prend dans son rayon” (6) car elle a pour essence d’éclairer le réel et de lui donner plus de visibilité au lieu de l’assombrir et de le rendre encore plus opaque.

Doutes légitimes

Chacun, à son niveau et du mieux qu’il peut, doit donc s’impliquer et devenir un acteur à part entière dans le processus en marche afin de venir à bout d’un régime dont notre pays n’a que trop souffert et pouvoir instituer un nouveau paradigme de valeurs résolument modernes. En ce sens, la politique devient l’affaire de tous où désormais chacun, où qu’il soit : à l’université, dans les usines, bref dans tous les lieux de travail, chacun donc aura son mot à dire. En effet, le moment est venu où “chacun doit comprendre, enfin, qu’il n’y a pas de modernité sans […] formation d’un sujet-dans-le-monde qui se sente responsable vis-à-vis de lui-même et de la société(7)”.

Chacun doit prendre ses responsabilités en tant que sujet libre, car c’est là une condition nécessaire pour jeter les jalons de la deuxième République. Être libre en l’occurrence, ce n’est pas seulement s’affranchir de l’esprit doctrinaire du régime mais surtout – c’est là que la bataille sera rude – de soi-même. Cela est valable, encore une fois, pour tous, car nous ne sommes pas des anges sur terre. Il est en effet beaucoup plus facile de combattre une dictature, aussi forte soit-elle, que les démons de son ego qui alimentent dangereusement les narcissismes primaires, car là est la source de tous les maux. C’est une chose d’être un citoyen dans la société et une autre d’être un sujet doué de la faculté d’agir soi-même sur le destin de cette société. Selon l’étymologie grecque, le verbe agir est synonyme de “commencer”, “conduire” et “commander”.

Ce qui signifie que la liberté et le commencement sont essentiellement liés. Être libre, c’est retrouver la faculté de commencement, l’élan de vie qui permet d’accomplir le saut qualitatif pour amorcer une dynamique nouvelle et ouvrir une page neuve de l’Histoire quitte à forcer, par moments, les barrières de la société. Cet idéal de rupture a été bien consigné par nos aînés après l’enclenchement de la Révolution comme on peut le lire explicitement dans le numéro 12 d’El-Moudjahid du 15 novembre 1957 : “Le 1er novembre 1954, le peuple a pris la décision irrévocable de changer son destin, de tourner la page la plus sombre et la plus tragique de son histoire et de s’engager dans la voie d’un monde nouveau, débarrassé de l’oppression et de l’obscurantisme. Cette date ne marque pas qu’une transition, qu’un simple passage d’une phase historique à une autre.

Elle est le point de départ d’une vie nouvelle, de l’Histoire bouleversée de l’Algérie de fond en comble et renouvelée sur les bases entièrement neuves”. L’Algérie a, certes, reconquis au prix d’un lourd sacrifice son indépendance politique, mais force est de constater qu’on est bien en deçà des objectifs fixés. En homme avisé, Fanon, en très bon analyste, estimait que pour accomplir leur émancipation, les pays sous-développés devaient créer un “homme neuf”. 

La rupture avec l’ancien système présuppose, à mon sens, au préalable une sortie de la légalité constitutionnelle afin de renégocier notre contrat social et revenir, ainsi, à la légitimité sur des bases saines. D’où le rôle qui incombe, de nos jours, à la société civile, car il est crucial, pour nous, de débattre, d’échanger et de croiser nos avis sur le moment historique que nous sommes en train de vivre.

Pas de raison d’avoir peur et de nous contredire ; bien au contraire, il faut nous nourrir de nos contradictions et de nos différences, et par un travail de persuasion réciproque, nous pouvons participer, de concert, à la renaissance de notre pays, tel que l’ont rêvé nos valeureux martyrs. Pour cela, nous devons avoir la patience et l’endurance des pachydermes, car très longue est la route qui mène vers la liberté, et il nous reste encore beaucoup de chemin à parcourir ; la marche ne fait que commencer. Mais histoire de nous mettre du baume dans le cœur, nous pouvons dire avec le poète : “L’avenir est pour bientôt, l’avenir est pour demain”. Courage !

V. S.
(*) Enseignant chercheur à l’École normale supérieure de Bouzaréah
1- Cité par Annah Arendt, Qu’est-ce que la politique. Seuil, 2014, p. 122.
2 – APS, 12-03-2013.
3 – A. Meddeb, Talismano, Sindbad, 1987, p. 23-24.
4 – Cité par V. Jankélévitch, Le-je-ne-sais-quoi-et-le-presque-rien, Seuil, 1980, p. 47.
5 – Vladimir Jankélévitch, Le Je-ne-sais-quoi et le presque-rien, Seuil, 1980, p.15
6 – M. Henry, Phénoménologie de la vie, Art et politique, Puf, 2004, p. 154.
7 – A. Touraine, Critique de la modernité, Fayard, 1992, p. 238.

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