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Yacine TEGUIA

L’ANP et le hirak : interrogations et défis

El Watan, le 15 décembre 2019

Le monde entier encense la Révolution du sourire, son pacifisme, l’esprit citoyen des Algériennes et des Algériens. Depuis le 22 février 2019, quand bien même il constitue encore l’enjeu de luttes au sein du secteur public de l’information et dans la presse privée, le mouvement révolutionnaire fait l’objet, de la part des médias nationaux non moins que des organes internationaux, d’articles et reportages favorables. Malgré la large couverture et les débats qu’elle provoque, il demeure, cependant, difficile de concevoir ce sur quoi va déboucher la révolution en cours.

Les intentions et le rôle de l’Armée nationale populaire (ANP) suscitent les principales craintes et interrogations. Dans quelle perspective politique se situe l’institution ? Après avoir paru cautionner un 5e mandat de Bouteflika, soutiendra-t-elle jusqu’au bout, pour reprendre l’expression de son chef d’état-major, la tenue de la présidentielle convoquée selon les exigences de ce dernier pour le 12 décembre, dans un ostensible esprit de continuité du système ? Ne risquons-nous pas, sinon, d’assister à une exacerbation des tensions entre la société et l’ANP ? En cautionnant une démarche porteuse de divisions au moment où le peuple algérien dessine les contours d’un consensus démocratique toujours fragile, l’armée assumerait alors une responsabilité contraire à tous ses engagements.

Pour essayer de saisir l’orientation de l’armée, on peut revenir sur son histoire et tenter de comprendre comment elle a abordé les précédentes bifurcations historiques, s’emparer des analyses qui ont pu être élaborées à son sujet ou aborder son évolution à partir de conceptions et d’interprétations inédites. Le passé de l’ANP ? C’est le général Benhadid qui l’évoquait avant de se retrouver en prison : «Les Algériens viennent de démontrer aujourd’hui encore une fois, aux yeux du monde entier, que lorsque les Algériens font leur révolution, il faut que celle-ci soit unique comme le fût la Révolution de novembre 54». Cette comparaison soulève à son tour des interrogations : où est l’organisation du hirak comparable au FLN historique ? Y a-t-il imbrication entre le mouvement révolutionnaire et l’armée, en tant qu’institution, comme ce fût le cas pour le FLN et l’ALN ainsi qu’entre l’armée et le mouvement de masse durant la période d’édification nationale ou entre l’ANP et les forces patriotiques et modernistes durant l’affrontement avec le terrorisme islamiste ? Et si oui, quelle forme prend cette articulation dans le contexte actuel ?

Une première impression se dégage. Le pouvoir a plutôt cherché à démobiliser la société depuis l’arrivée de Bouteflika à la tête de l’Etat. La Concorde civile s’affirmait comme la fin d’une période, le Président misant sur l’épuisement total des Algériens après l’affrontement avec le terrorisme islamiste. Bouteflika ouvrait en réalité, et bien malgré lui, la porte à de nouvelles luttes. La société allait se déployer sur les terrains les plus divers, menaçant la volonté de normalisation, pour le moins partagée par l’ANP. C’est pourquoi, dès 2001, l’armée a cautionné l’assassinat de 128 jeunes en Kabylie avant d’avaliser le reste, y compris les mandats scélérats. Avait-elle conscience de l’impossibilité d’obtenir la paix sur le front social alors que les exigences des Algériens croissaient plus rapidement que les possibilités immédiates d’y répondre dans le cadre du système ? Quelles conclusions en a-t-elle tiré ? Pensait-elle donner du temps à l’Etat et/ou à de nouvelles forces dans la société pour être en capacité d’assumer le changement ? Il est à craindre que ce soit, pour le moins, avec la farouche détermination de contrarier toute idée de rupture.

La présidentielle de 2004 s’est donc accompagnée d’une volonté de mise au pas. La démarche a consisté au plan politique en une quasi interdiction du MDS. Au plan médiatique, elle s’est exprimée par l’emprisonnement de Mohamed Benchicou et la fermeture du Matin. Enfin, le pouvoir a voulu enfermer les syndicats dans un pacte social et imposer une loi liberticide au monde associatif. Dans toutes les organisations ont lieu des «redressements» qui permettent de mettre en place des directions contrôlées par un «coordinateur». L’armée a ainsi couvert une forme de corporatisme, c’est-à-dire une direction du pays par l’intermédiaire d’un nombre limité d’organisations reconnues et de dirigeants désignés : les partis représentatifs, les médias inféodés et le syndicat invité à la tripartite. Cette politique était faite de rapports clientélistes et d’arbitraire. Elle a permis la lente implantation d’un nouvel ordre basé sur la marginalisation au plan politique, la prédation au plan économique et la spoliation au plan social : le despotisme néolibéral adossé à la rente.

Depuis le référendum de 2005 sur la charte pour la paix et la réconciliation, les rapports politiques se sont avérés si profondément et si largement en décalage avec les aspirations de la société que la répression devint la norme. A partir de cette date, la désaffection populaire lors des scrutins souligne cependant l’absence de demande nationale pour prolonger le compromis avec l’islamisme. Cela n’empêche pas l’ANP de cautionner un multipartisme de façade, des élections biaisées et contrôlées de bout en bout, permettant à l’Alliance présidentielle de régner au nom de la réconciliation. En changeant la Constitution en 2008 pour s’octroyer un 3e puis un 4e mandats, certains considéraient que Bouteflika avait accompli un véritable coup d’Etat. Sans surprise, l’armée n’a pas réagi. En vérité, elle gouverne tous les secteurs. Tous les choix du gouvernement sont imposés aux ministres, la Présidence faisant office de paravent. Après les ré-ordonnancements internes dans le sillage de la réconciliation nationale, des épurations successives ont écarté divers officiers qui ont mené la lutte anti-terroriste. Certains trouvent la mort. Derrière le Président, chef de l’armée, ministre de la Défense et promoteur-de-la-réconciliation-nationale-au-détriment-des-généraux-éradicateurs, se masque la large militarisation du pouvoir déjà engagée dans le cadre de la lutte antiterroriste.

Dès le 16 septembre 2003, le bureau national du MDS alertait : «Les violations répétées de la Constitution et des lois de la République par le Président devraient, avec la confirmation de sa responsabilité, entraîner à le traduire devant une juridiction constitutionnelle, et à remettre son mandat immédiatement.» Cela s’est révélé impossible à mettre en œuvre aussi bien en 2004 qu’en 2009 et même en 2014. Et pour cause ! Peut-on mener la répression, caporaliser les organisations de la société et faire un coup d’Etat… sans l’armée ? En remettant finalement son mandat sous la pression du chef d’état-major et du hirak, Bouteflika a démontré que l’ANP a joué et joue toujours un rôle décisif. C’est elle qui soutenait le Président, c’est elle qui l’aurait donc abandonné pour répondre à la volonté populaire ou pour ne pas subir les contrecoups du hirak ou encore pour favoriser un projet politique comme semble l’indiquer la détermination du chef d’état-major à tenir le scrutin le 12 décembre.

Pendant longtemps, le récit sur les capacités démiurgiques de l’ex-Président à neutraliser les militaires qui l’ont porté au pouvoir a alimenté des illusions qui prolongeaient celles liées au pseudo retrait politique de l’ANP après Octobre 88. Le risque, maintenant, c’est qu’en prêtant des ambitions politiques au chef d’état-major, dont semble dépendre le sort du pays depuis qu’il emprisonne les partisans de Bouteflika qui, du jour au lendemain, sont devenus ses adversaires, on accrédite l’idée que son départ, et éventuellement celui de tout l’état-major, marquerait le renoncement politique de l’armée. En vérité, il faudrait plutôt questionner la signification profonde de cette évolution, si elle avait finalement lieu, et chercher quelle nouvelle articulation l’ANP pourrait établir avec le politique.

Pour analyser l’étape actuelle, on peut donc repartir de la problématique posée par El Hachemi Chérif dans sa lettre testament de juillet 2005 qui questionnait à la fois la difficulté à réaliser le changement radical et le rôle contradictoire de l’ANP dans sa mise en œuvre : «Peut-on responsabiliser Bouteflika seul ou considérer que s’il porte aujourd’hui le système, en en aggravant les traits négatifs, c’est que lui-même a été porté et continue à être porté par un système qui apparaît toujours verrouillé et impossible à changer de l’intérieur en raison de l’implication de l’armée et des services de sécurité de l’Etat qui pourtant ont joué un rôle décisif dans la défaite du terrorisme islamiste ?»

Sommes-nous sortis de la phase de verrouillage par l’armée ? Joue-t-elle à nouveau un rôle contradictoire mais décisif ? Sommes-nous dans une phase de «réhabilitation du politique», comme le suggère Lahouari Addi lorsqu’il affirme que «l’armée ne cherchait pas à établir une dictature militaire, mais à construire un Etat apolitique». Il forge ainsi un oxymore sorti du même atelier que son concept de régression féconde, alors que l’Etat est en vérité le concentré de la politique. C’est pourquoi la désaffection envers une classe politique obsolète ne peut être assimilée à une dépolitisation mais au contraire à l’émergence d’une conscience critique. Et, de ce point de vue, le 22 février exprime un mûrissement, le passage d’une phase spontanée à une phase élaborée de la recomposition du champ politique. On ne peut donc pas faire comme si la société avait abandonné le champ politique et qu’elle se remettait à le réinvestir soudainement, avec ou sans l’autorisation de l’ANP. Cela revient, en effet, à exprimer une forme de condescendance voire de mépris des résistances qui ont émaillé les mandats de Bouteflika.

Lahouari Addi finit d’ailleurs d’exécuter sa thèse en ajoutant : «L’interdiction de la politique était en cohérence avec le populisme hérité du mouvement national dont l’ANP est le prolongement organique et l’expression idéologique.» Mais, contrairement à ce qu’il avance, cette idéologie a nourri et mobilisé tout un peuple dans la lutte pour l’indépendance nationale. Elle n’en a pas fait un peuple apolitique. Et si aujourd’hui, le pouvoir a verrouillé toute possibilité de changement à travers les anciennes représentations politiques, il n’a pas pu empêcher que la société recherche de nouvelles élites politiques. Les Algériens ont d’abord disqualifié la classe politique que le pouvoir s’évertuait à racheter – au sens propre et figuré – pour ensuite accélérer leur quête avec le hirak. Ils pointent ainsi la vocation de la transition : faire émerger un nouveau consensus et les forces qui le porteront.

Après quatre morts causées par les forces de l’ordre, à Alger et Oued Rhiou, les nombreuses arrestations de ceux qui sont désignés comme animateurs du hirak ne manquent pas d’inquiéter. L’incarcération de quelques figures emblématiques du système ne rassure pas, quant à elle, sur la sincérité du pouvoir actuel. La persistance de la mobilisation souligne cependant la résolution de la société. Mais est-ce seulement par la détermination populaire qu’on peut expliquer les hésitations et le recul tangible, bien que partiel et toujours sujet à remise en cause comme en atteste la multiplication des incarcérations durant la campagne électorale, de la chape de plomb qui pesait sur l’activité politique ? Est-ce le moment positif d’une recomposition qui a commencé sur un mode autoritaire ? Ou est-ce, par une pratique paradoxale pour l’ANP, une manière de prendre en charge une réalité contradictoire dans laquelle se combinent, d’une part, les facteurs nationaux comme l’émergence d’une jeunesse indemne des contradictions du passé ou l’exigence d’un nouveau modèle économique et, d’autre part, l’élément international comme le recul du compromis avec l’islamisme à l’échelle régionale et les recompositions géostratégiques sur un arrière-fond de crise économique mondiale ?

Il est notable, par exemple, que l’armée, en tant qu’institution, s’intéresse aux questions économiques comme elle ne l’avait plus fait depuis les années 70’. Durant les quatre mandats de Bouteflika, l’économie connaît une euphorie du fait de l’augmentation des prix du pétrole, avec un corollaire, l’explosion de la corruption et l’enrichissement spectaculaire de certaines couches. Mais si l’ANP a été muette, elle n’a été ni sourde ni aveugle. Les scandales financiers dont la presse fait largement part aujourd’hui ont dû faire l’objet d’enquêtes longues et minutieuses et les dossiers constitués ont été livrés au moment adéquat. Ce qui prouve, si nécessaire, que la vigilance de l’institution n’a jamais été prise en défaut.

Durant la période de vaches grasses, le pouvoir a cependant maintenu un strict blocage des salaires à travers l’article 87 bis du code du travail, qui certes a permis de réduire l’inflation, mais a accentué les inégalités. Dans le même moment, l’armée s’est vu confier des usines dans des bastions industriels (ENIE, SNVI…), et malgré le tournant dit du patriotisme économique, avec la loi de finances complémentaire de 2009, son comportement sur les questions économiques a rassuré les partisans du néolibéralisme adossé à la rente qui ont détourné la majeure partie des programmes de relance à leur bénéfice. «Le prix de la réconciliation nationale», dira un islamiste, membre de l’Alliance présidentielle. Au début de l’année 2019, l’armée paraît donc n’avoir jamais été aussi forte, débarrassée des plus menaçants ennemis politiques et à la tête du système économique aussi bien dans ses secteurs public que privé. Elle dispose de tous les atouts pour continuer à assurer la stabilité.

L’ANP s’est efforcée de tranquilliser la société, de la détourner de toute idée de rupture, de faire accepter ce qui était présenté comme une normalisation, dans le prolongement de la promesse de Bouteflika qui liait paix et développement. Cette tentative d’endormir la société a cependant échoué, principalement grâce à la mobilisation des milieux les plus marginalisés par le bouteflikisme : d’abord les familles des victimes du terrorisme islamiste et des disparus du fait des agents de l’Etat, puis le mouvement citoyen de Kabylie, les syndicats autonomes, les chômeurs, les opposants à l’exploitation du gaz de schiste… qui se sont, les uns après les autres, érigés en avant-garde du changement radical. Pourtant, malgré les émeutes, les grèves et les manifestations, durant 20 ans, l’armée nie toute idée de crise. Pour l’ANP, la révolution du 22 février marque un tournant. Elle dit maintenant craindre les conséquences de la crise et le vide constitutionnel.

On découvre l’ANP divisée comme elle ne l’avait jamais été face au terrorisme islamiste. Néanmoins, ce n’est pas la seule curiosité du moment. On a peine, en effet, à adhérer à l’idée d’une armée dont les ressources financières représentent le premier poste du budget de l’Etat, qui développe une industrie de l’armement (drones et missiles), mène des coopérations internationales remarquées dans le cadre de la lutte antiterroriste et de la sécurité régionale, puis se dote d’un Haut commandement au développement des transmissions, des systèmes d’information et de guerre électronique et qui se retrouverait face à une situation qu’elle n’aurait pas anticipée. Les généraux trop occupés à s’enrichir et l’institution trop absorbée par sa modernisation auraient été surpris par les événements mais auraient montré une réactivité tout aussi saisissante pour tenter de s’en emparer à leur profit, selon les commentateurs les plus largement relayés.

Plus étonnant, si l’armée n’est plus la colonne vertébrale de l’Etat, comment se fait-il que ce dernier ne s’effondre pas ? En effet, jusque-là, quand l’armée s’affaiblissait, l’Etat à son tour s’affaiblissait. Et qu’observe-t-on ? Le pays semble ne plus être gouverné depuis le 22 février, sans en être dramatiquement affecté. C’est comme si le peuple se découvrait soudain des pouvoirs insoupçonnés, y compris celui de faire fonctionner un pays en fustigeant et en chassant quotidiennement ses ministres et les cinq candidats à la Présidence. Mais, tout en se demandant si elle ne tient pas ses nouveaux pouvoirs de la même source que Bouteflika, la société prend conscience que dorénavant elle constitue une force dont il faudra de plus en plus tenir compte. Une vérité qui s’imposera immanquablement à Gaïd Salah aussi, malgré ou à cause du poids encore décisif de l’armée.

Le chef d’état-major qui prétend débarrasser l’Algérie du clan Bouteflika s’inscrit dans une lignée bien établie. Il y a toujours eu un général pour se proposer de piloter la sortie du système, sans l’avoir jamais fait, qu’il soit devenu Président, qu’il ait agi dans l’ombre du titulaire officiel ou qu’il ait été candidat malheureux. Pour la société, Gaïd Salah n’a néanmoins aucune crédibilité dans ce rôle. On peut alors se demander si l’ANP qui, en réalité, représente encore le centre de gravité du pouvoir, n’est pas disposée à prendre en charge la tâche en tant qu’institution. Ce qui voudrait dire qu’elle serait prête à faire jonction avec les forces vives de la société voulant renouer avec le progrès et dénonçant les menaces sur l’Etat et sa souveraineté que constituent la pérennisation du système et l’implication partisane de la hiérarchie de l’armée. En tous cas, l’ANP comprend qu’elle ne peut plus être seule requise et se sentir seule investie de la responsabilité de réparer les dégâts causés à l’Algérie, Etat et Nation. Pour autant, saisit-elle qu’elle n’est pas en droit, non plus, de faire assumer à la société seule la nécessité de relever les défis, si ce n’est, alors, avec l’arrière-pensée de lui faire porter, à elle seule, la responsabilité des réélections successives de Bouteflika et des orientations qu’il a incarnées ? Pas plus, d’ailleurs, qu’elle n’est en droit d’y voir une contradiction avec l’exigence d’abandonner le rôle politique qu’elle s’est octroyé jusque-là.

Quand bien même l’ANP se serait résolue, de nouveau, à assumer une part de responsabilité dans le changement, rien n’assure qu’elle ait accepté de renoncer «au fonctionnement pendulaire du système qui change de main et alterne au gré des conjonctures politiques pour fourvoyer l’opinion et au fond rester le même», comme l’écrivait El Hachemi Chérif. Elle peut être tentée par la «promotion encadrée» des forces démocratiques après avoir misé sur les forces islamo-conservatrices dans le cadre de la réconciliation nationale. Pourrait-elle ainsi dévoyer la demande de rupture démocratique après que l’islamisme ait été vidé de sa radicalité aussi bien par la résistance de la société que par son intégration au pouvoir ? Au mieux, alors, l’ANP gagnerait du temps pour accepter une rupture dans un deuxième moment, au pire, elle préparerait les conditions d’une explosion incontrôlable.

On cite souvent la phrase prononcée par le prince Fabrizio Corbera de Salina, le personnage incarné par Burt Lancaster dans Le Guépard, un film de Luchino Visconti : «Il faut que tout change pour que rien ne change». Et c’est précisément ce qu’accrédite, pour le moment, l’attitude de Gaïd Salah et de l’état-major, composé de décideurs de l’ombre qui semblent juste vouloir occuper les places autrefois détenues par le clan Bouteflika. Ils font, eux aussi, partie intégrante de la crise, mais leur départ n’est ni sûr, ni ne constituera une garantie suffisante au plan démocratique. D’abord parce qu’on se rappelle que Boumédiène avait déjà exigé de certains chefs militaires et membres du pouvoir qu’ils choisissent entre les affaires et la politique, sans, qu’au final, ils ne renoncent au mélange des deux. Mais, surtout, parce que l’armée, en tant qu’institution, assure la responsabilité d’avoir accompagné toutes les contradictions des différents pouvoirs depuis l’indépendance. Et il est à craindre qu’elle avance encore de manière sourde, masquée par les luttes de clans et toutes sortes de diversions pour peser sur la nature et la portée réelles du changement en cours.

Alors, comment appréhender ce moment ? Sommes-nous, pour reprendre les concepts de Gramsci dans une guerre de position ou dans une guerre de mouvement ? S’agit-il d’arracher des concessions, de mener la lutte quantitative, dans le prolongement de toutes les luttes sectorielles ou ponctuelles menées depuis 20 ans, ou est-il possible de changer la nature de l’Etat et de viser l’instauration d’un pouvoir démocratique ? La radicalité du hirak, y compris dans les doutes qu’il exprime, semble dire que nous sommes face à une véritable révolution, à un changement qualitatif, ou en tous cas un moment marquant spectaculairement une transformation bien entamée dans le cadre de la résistance au bouteflikisme. L’opposition permanente a, depuis des années, permis de rompre largement certains équilibres et de dessiner les premiers contours d’un projet de société démocratique.

Les luttes actuelles permettent, finalement, de préciser les aspirations du peuple algérien autant au plan politique qu’au plan socio-économique comme en attestent la mobilisation contre la loi sur les hydrocarbures, la dénonciation des propos de Saadani sur le Sahara occidental ou le large soutien aux magistrats en grève réprimés dans l’enceinte du tribunal d’Oran. Ces trois véritables provocations auront suscité un débat et une délibération sur des sujets essentiels. Elles ont obligé les élites aussi bien nationalistes, démocratiques qu’islamistes à se ranger du côté de la majorité populaire, comme elles avaient déjà dû le faire sur de nombreuses autres questions. Nous semblons ainsi arriver à la phase de conclusion du nouveau pacte démocratique et social. Il y a 20 ans déjà, le général Nezzar disait : «Qui vivra verra !» Les dernières réponses nous seront apportées par les événements qui se déroulent à une vitesse accélérée et nous conduisent vers la désobéissance civile et la grève générale. Mais nous pouvons déjà dire que dans le hirak rien n’est totalement ce qu’il paraît et que le rôle attribué à l’armée soulève les problèmes les plus graves. Le cours que prendra l’évolution permettra de savoir si l’ANP a choisi la voie de la rupture ou celle du réformisme, voire de la contre-révolution. Et si, finalement, l’institution militaire accompagne la société ou se prépare à trahir son aspiration au changement radical.     

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