Fait nouveau, c’est au sein de ce même clan présidentiel qu’est en train de naître un nouveau pôle. Il s’agit des hommes d’affaires proches de M. Saïd Bouteflika, parmi lesquels des entrepreneurs modestes au début des années 2000 et dont la fortune s’est étoffée au rythme des contrats d’infrastructure octroyés par l’État. L’argent des hydrocarbures aidant — l’Algérie a engrangé plus de 1 000 milliards de dollars de recettes entre 2000 et 2015 —, la rente a été redistribuée pour alimenter un capitalisme de connivence. M. Ali Haddad, président du Forum des chefs d’entreprise (FCE), principale organisation patronale, symbolise cette émergence d’« oligarques » politiquement influents.
Ceux-ci ont par exemple réussi, durant l’été 2017, à faire débarquer le premier ministre Abdelmadjid Tebboune, pourtant à peine nommé, en raison de sa volonté de diminuer les enveloppes en devises allouées aux importateurs privés. Et ce même clan insiste sur la nécessité de relancer le programme des privatisations, y compris dans le secteur de l’énergie. Sentant le vent tourner, de nombreux patrons ont rompu avec le FCE, et M. Haddad envisageait même d’en abandonner la présidence pour éviter une crise plus grave.
Depuis le 22 février dernier, date de la première grande manifestation populaire contre le cinquième mandat, l’évidence d’une régence du pouvoir saute aux yeux. M. Bouteflika est un monarque malade et absent, mais sa signature reste nécessaire. Ses deux principaux soutiens, le clan présidentiel et le chef d’état-major, entretiennent le mythe d’un fonctionnement normal des institutions. Dépourvu de légitimité révolutionnaire, car n’ayant pas participé à la guerre d’indépendance — il y a une soixantaine d’années… —, M. Saïd Bouteflika sait qu’il n’a aucune chance de succéder à son frère sans provoquer la colère de la population. Quant à M. Gaïd Salah, son âge et sa qualité de militaire en activité font obstacle à sa candidature. En somme, le système Bouteflika est dans l’impasse, faute d’avoir trouvé une solution de remplacement qui fasse consensus.
À l’automne dernier, l’entourage du président avait essayé de vendre à l’état-major et aux services l’idée d’une prolongation du quatrième mandat pour transformer le quinquennat en cours en un septennat à l’issue duquel M. Bouteflika se serait retiré. Fidèle à la vieille stratégie du pouvoir algérien, qui consiste à gagner du temps coûte que coûte, le clan présidentiel espérait mettre à profit ces deux années pour assurer, d’une manière ou d’une autre, sa mainmise sur l’État. La piste du septennat a été abandonnée à la fin de l’année, aucune raison sérieuse n’ayant pu être avancée pour justifier un tel chambardement, qui aurait nécessité une révision constitutionnelle. En profitant de la contestation populaire pour remettre au goût du jour la piste d’une prolongation du quatrième mandat, l’entourage de M. Bouteflika démontre qu’il est à court d’idées. Ni l’état-major ni les services ne semblent prêts à l’aider, à moins d’obtenir des concessions majeures, dont une réduction de l’influence de la présidence.
Cependant, le mouvement populaire du 22 février pose désormais avec force la question d’un changement de régime qui irait au-delà du départ du clan présidentiel. Le slogan « Yatnahaw ga’ » (« Qu’ils dégagent tous ») fait florès. Les manifestations ont démontré que les partis de l’alliance présidentielle, dont le FLN, les oligarques et les organisations de masse inféodées au régime, étaient incapables d’empêcher la population de descendre dans la rue, même en payant des voyous pour perturber les marches — une méthode éprouvée en Égypte et en Syrie en 2011. Quant au spectre d’une « déstabilisation venue de l’extérieur », évoqué notamment à Moscou par le vice-premier ministre Ramtane Lamamra, il n’impressionne pas une opinion publique pourtant très sensible aux questions de souveraineté.
Une fois encore, les clés sont entre les mains des militaires et des services de sécurité, qui peuvent à tout moment décider d’utiliser leurs armes contre les protestataires. Après avoir estimé que les manifestations étaient « le fait de certaines parties désireuses de ramener l’Algérie aux années de braises » (6 mars), le général Gaïd Salah a changé de ton. Le 10 mars, il déclarait : « L’Algérie est chanceuse de son peuple, et l’armée est chanceuse de son peuple. »
Dix jours plus tard, l’officier supérieur saluait la « profonde conscience populaire des manifestants », en estimant que, « pour chaque problème, il existe une solution, voire plusieurs ». Les médias algériens n’ont pas manqué de relever que M. Gaïd Salah ne citait plus le nom du président, et ils s’interrogent sur les intentions réelles du chef d’état-major. Les militaires, en uniforme ou en civil, accepteront-ils un changement politique de fond en renonçant à coopter le pouvoir ? « L’armée a peur de devoir rendre des comptes et de perdre ses avantages financiers, et elle appréhende d’être sous la coupe de civils », nous explique l’officier supérieur déjà cité. Alors que la population, que l’on disait résignée, démontre une maturité impressionnante, il reste à l’armée algérienne à accomplir sa révolution en sortant du champ politique.